Stranger Things : saison 3 – Le concentré de néant

Si la saison 1 de Stranger Things avait largement réussi son tour de passe-passe et convaincu à peu près tout le monde de sa sincérité, la question se posait déjà de la légitimité d’une telle entreprise. Sans revenir une énième fois sur le principe fondamental du projet qui est de recycler des recettes ancestrales des années 80 sous la forme d’un énorme fourre-tout nostalgique, cette première salve d’épisodes emportait l’adhésion par une exécution raffinée aussi bien dans la mise en scène que dans l’interprétation d’ensemble. Cependant, la saison 2 montrait déjà les limites du postulat et la magie s’émoussait avec des détours narratifs qui trahissaient le manque d’inspiration des frères Duffer. Il apparaissait par conséquent ardu d’appréhender cette troisième fournée avec confiance et optimisme quant à son utilité potentielle.

La saison démarre pourtant plutôt bien avec l’introduction d’un antagoniste inédit, certes vaguement évoqué lors des saisons précédentes mais à la présence jamais vraiment affirmée : l’Armée Rouge. Les Duffer manifestent à priori une volonté de renouvellement en recentrant le conflit sur la Guerre Froide, parant leur intrigue d’une dimension plus épique avec des enjeux qui dépassent largement le cadre de la petite ville de Hawkins. L’on se souvient que les showrunners avaient déjà tenté l’expérience avec l’épisode 7 de la deuxième saison : le résultat était catastrophique tant cette parenthèse n’apportait rien à la trajectoire d’Eleven (ses objectifs et motivations ne bougeront pas d’un iota), et tant les nouvelles pistes formulées (l’existence de plusieurs « enfants paranormaux ») n’étaient absolument pas exploitées par la suite. La conclusion de l’intrigue principale qui consistait à refermer une fois pour toutes l’Upside Down et mettre ainsi définitivement fin à la menace était certes spectaculaire mais attendue, et ne semblait pas appeler à de plausibles et pertinents développements ultérieurs

La saison 3 de Stranger Things va encore bien plus loin dans la putasserie scénaristique et thématique, avec un opportunisme fondu dans sa construction et son tissu narratifs mêmes. Il ne faudra pas plus de trois épisodes au spectateur pour se rendre compte que les russes ne constituent qu’un prétexte, aussi subtil qu’un panoramique à 360° de Michael Bay, afin de redéfinir des enjeux qui sont un décalque parcimonieux de la deuxième saison : l’Upside Down est ouvert, il faudra le refermer… Et ça s’arrête là. Pour donner l’illusion de la richesse et du foisonnement, les frères, habiles manipulateurs dépourvus de scrupules, vont recourir à deux stratagèmes qui ont notamment fait leurs preuves dans la série rétro futuriste HBO Westworld. Ce successeur de Game of Thrones présentait dans sa première saison des pistes thématiques multiples et prometteuses, qui n’étaient cependant jamais réellement traitées dans la deuxième. Ainsi que des personnages intrigants et complexes au premier abord, mais finalement fonctionnels.

C’est le premier procédé « poudre aux yeux » balancé par les Duffer : les premiers épisodes de Stranger Things, afin de capturer l’attention, suggèrent un énorme potentiel dans le développement des caractères et de leurs interactions. Hopper, père possessif toujours marqué par la perte de sa fille, étouffe Eleven. Will, nostalgique, regrette les parties de Donjons et Dragons de jadis avec ses amis désormais plus intéressés par le sexe opposé. Toutes ces situations donnent lieu à quelques séquences assez chargées émotionnellement et réussies mais ne feront malheureusement plus l’objet du focus lors des épisodes suivants. Ces schémas relationnels renouvelés en surface auraient pu mener à la construction d’un discours fort sur l’acceptation et le deuil. Il n’en est rien tant les personnages, évoluant en binômes ou trios chacun dans leur coin, ne communiquent ces thèmes ni par leurs actions ni par l’intermédiaire du dialogue. Il ne sera plus question d’évoquer les conflits opposants Will à ses amis tout comme ceux opposant Hopper à Eleven avant la clôture de la saison.

Le deuxième principe, roublard en diable et complémentaire du premier, est également emprunté à Westworld. C’est justement cet éclatement géographique de la narration en multiples sous-intrigues, censé convaincre que la menace qui se présente est gigantesque et que les efforts de chacun dans des localisations différentes et éloignées les unes des autres sont absolument nécessaires. Le mastodonte HBO usait et abusait de ce principe : des heures et des heures de métrage étaient ainsi consacrées à passer aléatoirement d’une intrigue à une autre et à étirer au maximum les parcours respectifs des groupes distincts de personnages.

Ces derniers se perdaient dans des élucubrations philosophiques qui ne révélaient rien sur eux, et de surcroît n’accomplissaient rien de concret qui fasse progresser l’intrigue vers des conclusions narratives elles-mêmes nébuleuses. Cette structure était d’ailleurs déjà empruntée à Game of Thrones mais, travestie, elle perdait sa légitimité. La subdivision géographique était justifiée dans GoT par le fait que les différents protagonistes devaient d’abord régler des conflits personnels au sein de leur propre clan avant de pouvoir prétendre au trône de fer, qui lui représentait l’étape supérieure. Dans Westworld, ces choix d’écriture n’ont plus qu’une unique fonction bien vaine : retarder au maximum la jonction et la réunion des différents sous-groupes lors d’un final grandiloquent et boursouflé. Ce climax ultra-spectaculaire occulte le vide de toute la partie centrale et convainc le téléspectateur qu’il n’a pas patienté tout ce temps pour « rien ».

Les frères Duffer savent très, voire trop bien où ils vont et c’est précisément ce qui leur permet d’appliquer à la lettre les préceptes de ce qui semble être une nouvelle école de la supercherie télévisuelle. Sachant que toute leur entreprise doit déboucher sur cette apothéose cataclysmique annoncée, il ne leur faut que peu d’efforts afin d’accomplir une véritable et double prouesse. D’une part, à y regarder de plus près, les personnages de Stranger Things se retrouvent dans des situations où le statisme règne. Malgré un rythme de montage paradoxalement frénétique, très rares sont les twists ou les avancées concrètes dans le décodage d’indices ou la résolution d’énigmes, même dans la seule optique de fermer la béance de l’Upside Down (qui est et restera le seul et unique nœud dramatique de la série).

D’autre part, ces mêmes caractères ne bénéficient pas d’une écriture assez soignée que pour intéresser. Ces élongations narratives perpétuelles, qui pourraient justement donner lieu à une caractérisation psychologique plus poussée, se voient ainsi vidées de sens. Le traitement de Billy est symptomatique de ce problème : la caméra ne le filme que pour le montrer à son état de légume durant la majorité de la série. Surgit alors de nulle part un flash-back spectaculaire de cinq minutes gonflé à la psychologie de comptoir, censé nous convaincre de sa profondeur et rendre son morceau de bravoure final déchirant. Dès lors, à partir du moment où non seulement les personnages n’agissent (où n’agissent pas, justement) que dans l’optique de résoudre un enjeu qui est un copié-collé de la saison précédente, mais qu’en plus ils ne véhiculent aucun des thèmes forts annoncés au départ au travers de leurs parcours, où se trouve l’intérêt de cette saison 3 ?

La réponse à cette question semble se trouver dans le principe de base même du projet tout entier qui se livre ici à un processus d’autodestruction bien malheureux. La première saison de Stranger Things, comme mentionné plus haut, pompait allègrement tout un patrimoine de figures de style et de motifs iconographiques estampillés « eighties ». Mais ces reprises, tout en faisant office d’hommages et de clins d’œil affectueux, faisaient progresser l’intrigue et la dynamique de ce groupe d’enfants qui bien qu’elle même empruntée aux Goonies, était dessinée avec assez de délicatesse que pour faire fondre le cœur des plus sceptiques. Il n’est absolument plus question de ça ici tant les Duffer se réapproprient les techniques et ambiances des grands cinéastes des années 80 non plus pour développer quoi que ce soit de substantiel mais bien occulter la vacuité d’une série qui aurait dû se clôturer après sa première saison. N’ayant plus rien à raconter mais ayant des profits à amasser, les frères pillent sans ménagement et ne daignent même plus rendre leurs références opaques.

C’est ainsi que les grandes lignes de force et moments spectaculaires du récit sont des décalques au plan près de ces films des années 80. Un antagoniste russe affublé de la voix, du physique et du body language de Schwarzenegger dans Terminator est ainsi filmé en travellings avants et légère contre-plongée dans le but de traduire sa toute-puissance. D’un point de vue graphique, les Duffer font un pas de plus dans le « body horror » propre aux Carpenter et autre Cronenberg. Certains personnages sont sujet à des attaques ou transformations morphologiques particulièrement violentes et la photo présente une patine baroque, n’hésitant pas à saturer ses images de rouges sanglants ou de verts crasseux certes plaisants à l’œil mais déjà vus mille fois. La dernière grande influence provient des « teen movies » de John Hugues duquel il reprennent la tendance au (stéréo)typage des traits de caractère propre à cette période de la vie dans les lycées des années 80, qui confine souvent à la caricature : le dur, la prom queen, le sportif, le premier de la classe, la marginale…

Les géniales idées des autres sont donc appliquées avec une effronterie puérile. James Cameron, avec ses mouvements de caméra savamment élaborés sur une menace inéluctable, entendait servir ses thématiques propres de fragilité de l’humain face aux monstres technologiques qu’il a lui-même engendrés, tandis que les Duffer y recourent pour alimenter leur concentré de néant. Carpenter et Cronenberg, avec leur mise en scène de la dégradation corporelle, entendaient servir leur vision d’une certaine aliénation de l’individu par des forces socio-politiques qui le dépassent, tandis que les Duffer y recourent pour alimenter leur concentré de néant. Hugues, avec son écriture d’abord un brin satirique et moqueuse des vicissitudes de l’adolescence, entendait à terme détruire ces clichés et les dénoncer avec tendresse, tandis que les Duffer y recourent pour alimenter leur concentré de néant.

Nulle autre expression ne pourrait mieux résumer cette insignifiante saison 3, véritable imposture qui témoigne de la plus vile manière d’instrumentaliser le médium télévisuel. A savoir appâter les masses avec du vide bien emballé et ne surtout pas l’exploiter pour développer des sujets, personnages et thèmes en profondeur. Si la première saison était spéciale envers et contre tout, c’est parce-qu’elle préservait une aura de mystère à la Stephen King : l’on y découvrait l’Upside Down en même temps que les personnages. La reprise à l’identique des mêmes forces antagonistes a eu pour effet dès la saison 2 d’anéantir la peur de l’inconnu qui offrait sa pulsation et sa magie au show à l’origine. Un constat qui achève de dénoncer cette vaste escroquerie dont le concept ne pouvait être, de par sa nature même, qu’obsolète sur la durée.

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